Haruna. Try to understand and enjoy.
Face à l’isolement africain et international, Laurent Gbagbo pour « une
république gbagboïste »
Pas un jour, désormais, sans Laurent Gbagbo à la « une » de la presse
française ! Même la « trêve des confiseurs » n’aura pas permis d’y échapper.
Et ceux qui, pour des raisons politiques « collatérales » (ne pas être du
côté du manche et des partisans de l’usage de la force) entendaient nuancer
leur propos sur le « président sortant mais toujours pas sorti de Côte d’
Ivoire » (Le Canard enchaîné) se lassent d’une situation qui, vue d’ailleurs,
semble inextricable.
Les « rois mages » de la Cédéao (cf. LDD Cédéao 006 et 007/Lundi 27 et
Mardi 28 décembre 2010) sont repartis comme ils étaient venus ; bien
accueillis par un Gbagbo souriant et serein, « sûr de lui et dominateur » comme à l’
accoutumée. Politiquement incompréhensible pour les commentateurs qui
dressent la liste de plus en plus longue des exactions du « boulanger » d’
Abidjan et des mesures d’isolement prises à son égard. C’est oublier que Gbagbo
est au pouvoir depuis dix ans ; c’est oublier qu’il n’a jamais envisagé de
« perdre » une présidentielle dont il n’a cessé de repousser l’échéance ;
c’est oublier qu’il est Laurent « j’y suis, j’y reste ». Et qu’il s’est
préparé à tout cela quand l’opposition a pensé qu’il suffisait de jouer
le jeu démocratique pour en finir avec lui et sa présidence de facto.
Passée l’inquiétude des premiers jours, Gbagbo, désormais, jubile. Depuis
un mois qu’on les profère, les menaces d’intervention armée semblent de
moins en moins crédibles ; et les mesures d’isolement prises à l’encontre de
Gbagbo et de sa clique ne lui font ni chaud ni froid : bien au contraire,
elles le renforcent dans sa conviction que la « république gbagboïste »
doit prendre la suite de la République de Côte d’Ivoire.
Pour comprendre la situation qui prévaut aujourd’hui en « gbagbonie », il
faut relire le texte de Jean-Pierre Dozon : « Les Bété : une création
coloniale » publié en 1985 dans « Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et
Etat en Afrique » (éditions La Découverte) ; sans jamais perdre de vue l’
avertissement de Dozon : « Au lieu d’expliquer les enjeux politiques en
fonction des appartenances ethniques, il nous paraît plus juste d’analyser ces
appartenances, ou plutôt ces regroupements, comme l’expression politique de
rapports sociaux qui se sont élaborés aussi bien à l’échelle locale qu’au
niveau du territoire national ».
Le pays bété (d’où est originaire Gbagbo) a été celui qui a résisté le
plus longtemps à la pénétration coloniale. Les populations se sont ainsi forgé
une réputation guerrière et ont adopté un comportement radical non
seulement face à la France coloniale mais également face à Félix Houphouët-Boigny
et au PDCI-RDA, le parti majoritaire (pour ne pas dire hégémonique). Mais
sur les terres des Bété, la colonisation puis l’indépendance vont
marginaliser les populations autochtones au profit des groupes allochtones.
Les petits planteurs bété vont subir la pression d’une bourgeoisie locale
: gros planteurs, commerçants, transporteurs, notables ; une bourgeoisie
composée essentiellement « d’étrangers » : Dioula, Baoulé, Dahoméens. Cette
situation, précise Dozon, va instaurer « progressivement un rapport inégal
entre autochtones et allochtones conduisant les uns à la paupérisation et
permettant aux autres une éventuelle accumulation ».
L’exacerbation des tensions entre autochtones et allochtones, avivée par
la marginalisation politique des Bété, va être à l’origine de « l’affaire »
du 26 octobre 1970. Un étudiant, Nragbé Kragbé va prendre la tête d’un
mouvement de contestation contre les autorités « étrangères » installées à
Gagnoa.
Objectif : la « désivoirisation » des bâtiments publics et la proclamation
de la « République d’Eburnie » dont la première revendication sera « l’
exigence du départ des étrangers installés en pays bété » (Dozon). Un temps
bousculées par les manifestants qui ont revêtus les tenues traditionnelles
des guerriers bété, les autorités vont faire appel à la gendarmerie puis à l’
armée.
La répression va frapper non seulement les manifestants mais les villages
dont ils sont originaires. Quelques dizaines, quelques centaines, quelques
milliers…, le décompte des victimes ne sera jamais établi (il y aurait eu
deux cents arrestations ; les protagonistes, jugés en 1976, seront alors
tous libérés). Dozon écrit : « Dans cette aspiration clairement séparatiste,
les Bété sous la houlette de leur « avant-garde » (région de Gagnoa) sont
propulsés chefs de file d’une vaste région dont les diverses populations
partagent avec ces derniers toute une série de caractéristiques ». Il ajoute :
« La rébellion de Gagnoa a renforcé l’ethnie bété dans son rôle de groupe
virtuellement oppositionnel, et les rumeurs qui circulent ici et là à son
endroit amplifient le mouvement de l’ethnicité ».
Quarante ans plus tard, la « République d’Eburnie » tente de se réinventer
dans la « république gabgboïste ». On notera qu’en 1970, la « rébellion »
des Bété visait à réinstaurer leur souveraineté sur leur fief, Gagnoa. C’
était un mouvement séparatiste « régional », fondé sur l’exclusion des «
étrangers », qui n’envisagera jamais de conquérir un pouvoir « national » et de
s’installer à Abidjan.
C’était un mouvement de repli sur soi et d’exclusion de l’autre ; rien de
« révolutionnaire ». Gbagbo est dans la même logique. La naïveté en moins.
La communauté internationale, la communauté africaine, les institutions
régionales, le territoire de la République ivoirienne, Gbagbo se moque bien
de tout cela. Il oppose le repli sur soi à ce qu’il présente comme l’
ambition hégémonique des uns et des autres. C’est oublier que si Abidjan et sa
région concentrent effectivement un tiers des Ivoiriens, la richesse du pays
est diffuse sur tout le territoire national et que sa mise en valeur a été
assurée (et est encore assurée) par une population d’origine « étrangère ».
Gbagbo a une vision réactionnaire, sectaire, totalement dépassée de ce qu’
est la place de la Côte d’Ivoire dans l’Afrique contemporaine ; il n’est
pas le tenant d’une « africanité » qui s’appuierait sur un mode d’
organisation sociale traditionnel ancré dans l’histoire de son pays (à l’instar de
ce que Julius K. Nyerere, en Tanzanie, pensait devoir être l’Ujamaa, un
mode de production socialiste africain). Il a une conception étroite, limitée,
patrimoniale de sa fonction. Il n’ambitionne rien d’autre que d’être un «
chef de village ».
Dans la conjoncture actuelle, c’est inconcevable pour une majorité d’
Ivoiriens et plus encore pour les pays de la sous-région. C’est inconcevable
également pour les puissances « occidentales » confrontées, tout à la fois, à
une insécurité croissante en Afrique de l’Ouest et à la perspective de sa
déstabilisation, ce qui ne manquerait pas de provoquer un mouvement d’exode
massif vers les rivages européens.
Ceux qui pensent que Gbagbo, c’est la modernité se trompent. Ceux qui
pensent que c’est une juste réactivité à l’égard d’une mondialisation injuste
se trompent plus encore. Ceux qui pensent que Gbagbo, c’est la dignité
africaine face à l’indignité internationale, le « nationaliste » qui se dresse
face aux « impérialistes » US et français, oublient que l’on ne juge pas l’
homme uniquement sur ce qui se passe aujourd’hui mais sur un bilan qui
couvre désormais plus de vingt années de l’histoire politique, économique et
sociale de la Côte d’Ivoire.
Gbagbo peut bien penser déstabiliser la sous-région en expulsant la moitié
de l’actuelle population ivoirienne ; mais ce ne sont pas les mercenaires
libériens ou les experts « géopolitiques » angolais qui vont se mettre au
travail dans les plantations, au volant des camions et des taxis, dans les
échoppes… L’histoire a fait de la Côte d’Ivoire une terre des hommes.
Gbagbo en fait la terre du désespoir. Jusqu’à quand ?
Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique
30 Décembre 2010.
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